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Coopérateurs ludiques et guerriers puritains

Un texte de Barbara Bay et Francis Gosselin. Une version abrégée de ce texte, signé Barbara Bay, est parue dans La Gazette Cournot. #57 : Guerre(s) et Conflit(s).  
 
Dans son essai, Pourquoi ça ne va pas plus mal ?, Patrick Viveret, philosophe, dresse le portrait de ceux qu’il appelle d’une jolie formule "coopérateurs ludiques et guerriers puritains". D’un côté des êtres désirants, créateurs, joueurs, confiants et ouverts, de l’autre des êtres dominateurs, manipulateurs et violents qui organisent la compétition par la maltraitance, qui articulent leurs discours contre ceci et cela. Entre idéalisme et nihilisme, portraits de coopérateurs et de guerriers, de créateurs et de destructeurs. Schumpeter 1, pessimistes 0.
 
À travers les deux figures proposées par Viveret s’opposent deux visions du monde : celle traditionnelle de la lutte pour la survie dans l' "indépassable" schéma dominant-dominé et celle d’une coopération pour le "développement de la qualité et de l’intensité de la vie". Pouvons-nous encore envisager de répondre aux grands défis que sont la gestion des ressources naturelles, des épidémies, de la malnutrition et du chômage sans co-construire les modèles de demain ? Est-ce vraiment par la guerre, la lutte, la prédation des pauvres, des riches et des "classes moyennes" que nous y parviendrons ? S'il existe, maintenant plus que jamais, des communautés d'êtres passionnés, amoureux, prêts à tout les uns pour les autres, partageant librement leurs idées, leurs textes, leurs images et leurs rêves, cela est-il simultanément le symptôme de l'individualisme outrancier et le triomphe du néolibéralisme total ? On peut en douter.
 
En fait, le développement de plateformes collaboratives de toutes sortes – en ligne et hors ligne -, amplifié par l’avènement des nouvelles technologies, facilite les échanges et ouvre le champ à des contributeurs épars, tant géographiquement qu'ontologiquement, que ce soit dans le domaine politique, économique, social ou artistique. L'explosion du nombre de toiles – tant au sens arachnide, que de la représentation picturale qui parachève la création du peintre – au sein desquelles collaborent des individus hétérogènes, confère à chacun d'eux des identités multiples, qui s'articulent dans ces espaces nombreux tout en maintenant un certain fil conducteur. Cette dédramatisation de la "schizophrénie ordinaire" rend possible l'avènement du coopérateur ludique, un troubadour qui navigue entre les communautés nombreuses et insère en chacune d'elles des idées – libres – qu'il laisse aux uns et aux autres le droit de "remixer".
 
L’idée de coopération par le jeu est ici essentielle. S’en dégage une notion évidente de plaisir et d’expérimentation dans un contexte où le droit à l’erreur est admis et même constructif. Loin d’être un phénomène qui se contenterait d’exister au sein des réseaux et entre eux, il s’affirme aussi de manière complémentaire par une collaboration "les yeux dans les yeux", que ce soit dans les grands rassemblements altermondialistes (certains d'entre eux, du moins), les cafés philosophiques et autres associations de quartier… C'est aussi l'apanage des résidences expérimentales telles que celles pensées, en France, par la 27e Région et les plateformes d'échanges d'idées et de mise en relation, dont MosaiC est une incarnation modeste quoique particulièrement inspirante. Par-delà "l'étouffement" a priori des puritains, emprisonnés par leur propre incapacité à s'extirper du nihilisme guerrier, la richesse et l’intensité des échanges de ces coopérateurs ludiques les soutiennent dans l’idée qu’ils sont les acteurs tant de leur quotidien que de leur avenir et qu’ils peuvent le co-construire avec un soleil radieux pour horizon.
 
La métaphore du jeu est évidemment riche en enseignements. La psychologie montre, par exemple, que chez l'enfant, l'espace du jeu rejoint celui de l'imagination, de la faculté de représentation et de l'enthousiasme, qui constituent ensemble une "créativité primaire" basée sur l’exploration radicale et la représentation irrationnelle. Cette première forme est nécessaire à la formation d'une "créativité secondaire" qui s'inspire de ces formes déconstruites pour produire des artéfacts, des modèles et des techniques : le développement des idées et la résolution de problèmes sont donc impossibles sans un premier espace basé sur le jeu. La figure du coopérateur ludique, constitue ainsi le creuset où se déroule l'intégration de ces deux formes. Entre l'espace d'irrationalité du jeu et la rationalité de la résolution de problèmes, l'altercation de ces deux mondes, de ces deux identités, peut seule expliquer la créativité radicale.
 
Pour atteindre cette quasi-utopie encore faut-il se départir des mécanismes engendrés par la peur, la vengeance, la volonté de domination, et leur substituer des mécanismes d’échange et d’enrichissement mutuel, jouer sur la complémentarité. L’actualité récente de la création d’un bureau de l’expertise patient partenaire à la Faculté de médecine de l'Université de Montréal, qui pose la notion du patient-expert à même de co-élaborer son protocole de soin avec son médecin, paraît – notamment lorsqu’il s’agit de patients atteints de maladies chroniques et usagers quasi-quotidien des hôpitaux – de simple bon sens. Et pourtant les systèmes de valeurs qui nous imprègnent et les cultures professionnelles sont tels que ce type d’initiatives apparaît quasi subversif. L'exploration des règles nouvelles qui sont autorisées dans un espace ludique – les travaux de Laurent Simon sur le "management ludique" chez Ubisoft l'ont bien montré – autorise et cautionne une émergence continuelle de propositions alternatives qui sont, effectivement, de nature à déstabiliser constamment les régimes hiérarchiques. La créativité est dès lors de l'ordre du politique, rappelant l'analyse que fait Hannah Arendt des révolutions française et américaine : la révolution, au même titre que l'expression (artistique, sociale) et la production (artisanale, industrielle et, encore ici, artistique), constitue elle aussi une forme de création. La révolution est parfois tranquille… parfois moins. Sujet brûlant d'actualité.
 
La traînée de poudre qui enflamme les peuples et les incite à réclamer la liberté a donc ceci de particulier qu'elle repose notamment sur une portée universelle, conférant aux événements une personnalité immédiatement saisissable de par le monde, qui par le va-et-vient des réseaux virtuels, permet de « jouer » avec les mots, les photos, les vidéos… et éventuellement, d'affranchir un peuple du joug dictatorial que lui impose ses pairs, ses meneurs, ses guerriers. Le coopérateur ludique ne se préoccupe pas de borner son terrain de jeu par des frontières nationales, et les nouveaux modes d’échange d’information ne font que contribuer à accroître ce phénomène. A l’heure de Google, de Wikipedia ou de WikiLeaks, de forums tel que Doctissimo ou le plus confidentiel blog de Martin Winckler, les citadelles du pouvoir, construites sur la confiscation de l’information, sont des châteaux de sable et la marée monte. On peut "bloquer Internet", mais la tentaculaire communauté est désormais omniprésente – téléphones, satellites, imprimantes, télévision, radio… À l'ère de la 3G, jamais la pluralité médiatique, même en format low-fi et analogue, ne s'est trouvée autant célébrée.
 
Nos industriels français, secoués par "l’affaire Renault" dont on ignore d’ailleurs de quoi il retourne précisément – secret défense – bénéficient pour soutenir leurs affaires et leur patriotisme économique de tout un arsenal allant de la trousse du "parfait petit homme d’affaires en déplacement à l’étranger", au projet de loi durcissant les amendes et les peines d’emprisonnement sanctionnant les atteintes au secret des affaires. Le chef d’entreprise français est naïf, au mieux, pleutre, au pire. Il manque de nerfs et de mordant, c’est en tous cas ce qui ressort des longues études entreprises au début des années 1980 par le chantre de l’intelligence économique, Christian Harbulot, dont l’analyse s’ancre sur une décennie de pratique des arts martiaux. En 1990, il est co-auteur du rapport qui donnera naissance à l’intelligence économique en France (sic). "Constatant le fort déficit culturel des entreprises françaises en la matière", le Général Pichot-Duclos, spécialiste du renseignement et Christian Harbulot décident de créer une formation.
 
L'Ecole de Guerre Economique voit le jour en 1997 adossée à une business school. Depuis, elle œuvre aux transferts de méthodologie entre le monde militaire et le monde civil et au développement du management offensif de l'information dans le développement des activités économiques. L’affaire Renault citée plus haut, de même que les menaces de WikiLeaks de révéler des secrets d’affaires offrent une tribune en vue à M. Harbulot qui multiplie les interviews et permet à un de ses compagnons de route, le député UMP Bernard Carayon de revenir sur son cheval de bataille. Il a en effet déjà consacré plusieurs rapports à la question, déposé une proposition de loi en 2009 et tenté d'introduire un amendement sur l'intelligence économique dans le projet de loi Loppsi sur la sécurité. Il est en cela soutenu par quelques-unes des plus grandes entreprises françaises : il préside en effet la Fondation Prometheus, un "think tank" financé notamment par Alstom, EADS, Dassault, Thales et le groupe pharmaceutique Sanofi-Aventis. En ce mois de janvier 2011, il dépose son propre texte alors que le gouvernement prépare une loi sur le sujet.
 
Dans les domaines clefs de l’aéronautique, de l’armement, de l’automobile ou des laboratoires pharmaceutiques, les systèmes de défense techniques sont renforcés mais "tout repose de plus en plus sur les hommes, et il suffit qu’un des maillons principaux de la chaîne soit sensible à l’un des éléments de MISE – acronyme résumant les leviers exploitables par les services de renseignement – monnaie, idéologie, sexe, ego – pour que le système capote", résume Bernard Carayon. Gageons que si le salarié français renégat se voit davantage puni dans les prochaines années, l’imbrication des législations nationales, européennes et internationales nous offriront encore à l’avenir de beaux combats entre partisans du secret des affaires et défenseur de la liberté de l’information. 
 
Merci à Christelle Carrier, cette "coopératrice ludique", de bien vouloir "jouer" avec les auteurs, constituant ainsi la trame de fond d'une réflexion éclectique et extraordinaire.
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