Radicales inversions: la collaboration au service du transfert des pouvoirs
À voir avancer l'Europe péniblement, en ces jours difficiles, on se rappelle les mots prononçés par Husserl à Prague en 1935: "le plus grand péril qui menace l'Europe, c'est la lassitude". L'Autrichien, maître de la phénoménologie, dont l'oracle prémonitoire annonçait peut-être le malaise français, espagnol, grec, ne tenait assurément pas compte du vrombissement souterrain qui secoue les valeurs européennes et tire parti de cette décadence identitaire et idéologique pour proposer une alternative.
En auditeur libre de cette civilisation à la destinée incertaine, Éric Scherer persiste et signe : la désintermédiation du monde à laquelle nous assistons, pour menaçante qu'elle puisse sembler aux yeux de certains, est porteuse d'une promesse, d'un espoir. Scherer dont nous avions exposé certaines des idées dans "Marx and the Future of Journalism", a publié fin 2012 le 5e Cahier de Tendances Médias de France. La professeure Lise Boily nous livre le commentaire de ce Cahier dans la dernière édition du Global Media Journal.
Le commentaire de Boily, comme un éloge de la collaboration, relate en mobilisant Kuhn et Habermas, la période faste et enthousiasmante que vivent présentement les tenants du renversement, de l'inversion, de l'ouverture d'une nouvelle ère. Terminée l'époque où le contrôle du message pouvait encadrer la perception de la production : les moyens de production sont désormais entre les mains de tous, reléguant l'illusion du contrôle au registre des pratiques insoutenables. Marx est à la fois mort et bien vivant. Il est dans sa boîte, comme le chat de Schrödinger, servant à établir des conjectures sur l'état du monde, sans plus.
Le renversement s'est produit. Il se produit encore. Des chevaleresques déclinaisons d'un projet révolutionnaire séculaire, nous avons eu plutôt, à l'échelle mondiale, une révolution tranquille : un renversement des valeurs, comme si l'avènement de l'antéchrist nietzschéen supprimant la haine et le fanatisme s'était produit enfin, subrepticement, au bénéfice d'une éthique de la création largement partagée… et génératrice de nouvelles institutions, du journalisme à l'administration, mobilisant le numérique comme fer de lance, comme cheval de Troie.
Dans un ouvrage récent, l'économiste Pierre Noizat commente l'avènement des nouvelles formes de paiement entièrement virtuelles comme Bitcoin. Il en déduit une règle générale quant à ces innovations de rupture:
"Les États ne peuvent donner leur assentiment à une invention qui les dépasse. Une fois qu'Internet, Bitcoin ou la presse à imprimer ont été inventés, personne ne peut les 'désinventer' et faire comme avant. Tout au plus les régulateurs peuvent-ils s'y intéresser et, en général, des années plus tard, pondre des lois plus ou moins ineptes au profit de lobbies sous couvert de la 'protection' du citoyen et de ses libertés" (p. 149)
Cette transition ne se fait pas sans heurts. Elle implique, comme l'indique le titre du Cahier publié par Scherer, des "transferts de pouvoirs". Comme les modèles communautaires développées au cours des années '90 l'indiquent, de périphériques qu'étaient ces "participants légitimes", ils se sont désormais emparés du centre. Ils ne le lâcheront plus.
La revanche des geeks, ce sont de jeunes trentenaires qui parviennent à créer des outils collaboratifs qui font trembler les États. Les structures de gouvernance, "corrompues" de manière inhérente par leur incapacité à s'adapter (voir Lessig, 2011), sont condamnées unanimement par tous, sinon par ceux qui y voient (encore) un intérêt tout personnel. Lobbies et bénéficiaires se sont emparés des structures de gouvernance formelles, mais déjà celles-ci ont perdu de leur emprise sur le réel. Le transfert, l'inversion, sont largement consommés, même si quelques gardiens des clés continuent de faire de la résistance. Le meilleur reste donc à venir.