Vers une Wallonie créative.
Le 29 novembre s’est tenue à Liège la conférence Creative Wallonia, lancement de la stratégie de développement économique wallonne basée sur la créativité et l’innovation. Quatre jeunes chercheurs et consultants de Montréal et Strasbourg se sont rendus à l'événement qui, par sa programmation et son ampleur, était attendu avec anticipation.
Co-écrit par Francis Gosselin, Isabelle Guyot, Patrice Létourneau et Émilie Pawlak
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“Dire qu'un paradoxe contient toujours une vérité n'est même plus un paradoxe". Poursuivant la réflexion de Jean-Claude Carrière à ce sujet, les conclusions de la journée Creative Wallonia apparaissent alors criantes de vérité : loin des idées reçues, une reine du punk-fashion, un scénariste conteur, un orateur designer et le prince du design italien nous ont exposé une vision de la créativité s'éloignant des perspectives monoculaires trop souvent martelées par les gourous de l'économie créative.
À Liège, comme partout ailleurs désormais, les instances publiques s’intéressent à la créativité y voyant la nouvelle manne du développement économique de leurs régions, partiellement sinistrées par la désindustrialisation. Ce nouveau moteur économique – la créativité -, s'il semble désormais manifeste qu'il permettra à des territoires de renouveler le succès qu'ils ont connu sous l'égide de l'industrie, appelle toutefois à de nouvelles dynamiques qui requièrent un dosage subtil. Ayant favorisé pendant (trop) longtemps les grappes industrielles (on vante encore en France les pôles de compétitivité comme si cette mode du siècle dernier, dupliquée à l'infini, allait produire d'autres 'vallées' magiques), il est effectivement essentiel de comprendre la nuance : la créativité est un phénomène stimulé à la frontière de communautés différentes – entreprises, artistes, designers, citoyens, fonctionnaires, etc. – impliquant la mise en commun de talents hétérogènes. Cet assemblage de l'improbable requiert des méthodologies nouvelles qui, seules, peuvent mener à l'établissement de tissus créatifs forts. Force est d'admettre que l'expérience Creative Wallonia a permis une telle mise en commun.
Pendant une journée, largement financée on le devine par la Région Wallone, trois axes de réflexion sur la formation de ces écosystèmes nous ont été proposés : rôle des citoyens et des étudiants, réseaux et décloisonnement, valorisation des actes pratiques. Cette approche, dans la même veine que celle proposée par Jean-Jacques Stréliski dans
À Liège, plutôt que de vanter les méthodes de pensée latérale, l'ambiance était à la pensée oxymorique : l'équilibrage subtil du paradoxe engendrant la créativité. Dans ce registre, Alberto Alessi rappellera d'abord les vertus de l'échec, indispensable au succès car définissant les frontières du possible créatif. Pour lui, les objets doivent accomplir une synthèse entre créativité et désir : la création étant ce travail d'équilibriste, d'identification d'une borderline qui consacrera ou sacrifiera un projet : "avec des idées trop évoluées, on crée des objets qui ne se vendent pas". L'image d'une théière – dessinée par Starck et produite par Alessi (ci-haut) – montre bien que, parfois, le design dérive vers des produits faits par les designers, pour les designers. La frontière entre "possible et pas possible" est exploitée par Alessi comme par de nombreux autres designers contemporains. Il ne s'agit d'ailleurs pas d'impossible, mais de non possible, subtilité provenant de l'adéquation entre usage et esthétique. Cette synthèse entre l'art de l'ingénieur et l'art du créateur artistique est rendue possible par le travail et la passion : "if children learned to knit instead of pushing computer buttons", nous dit Vivienne Westwood, "I'm sure that we'd be much better off". Vivement attachée à son art, Westwood défend la couture comme voie de sortie à l'uniformisation des formations provoquées par le dogme du numérique. De dogmes, en effet, plusieurs ont prononcé la condamnation, le gourou anglais Edouard de Bono sacrifiant d'emblée dogmes esthétiques, religieux, scientifiques, économiques et politiques comme contraires au bien-être humain.
C'est aussi, paradoxalement, l'un des enseignements de cette journée, que cette contradiction entre l'ancien et le moderne, la tradition et la création. Question philosophique séculaire, s'il en est, mais combien pragmatique dans les mots de Jean-Claude Carrière, pour qui la création n'est pas percluse par la tradition et le risque, mais plutôt comme une synthèse fine mêlant tradition, art, technologie, industrie, techniques et talents. L'objet de la création doit avant tout dépasser le marché et intégrer une valeur poétique. Dans cette perspective, l'artiste devient un "guetteur" qui intensifie, ou freine, les initiatives prises dans les sphères que les règles de gestion poussent à rester éloignées de la borderline évoquée par Alessi. Carrière juge qu'il existe toujours un besoin énorme d'art et de poésie, besoin contraint ni aux livres, ni aux musées. C'est sur ces espaces qu'il fonde l'espoir d'un monde plus humain et plus créatif.
La contrepartie de ce rapport particulier à la tradition touche évidemment aux questions de propriété intellectuelle, qui n'ont pas été épargnées par les conférenciers. Impossible, nous dit Carrière, de créer quoi que ce soit en ne partant de rien : "tout ce qui n'est pas de la tradition est du plagiat". Un paradoxe, que Nick Leon évoquera en réponse à l'enthousiasme d'Edith Keller sur la démultiplication des brevets, le directeur de Design London y voyant une perte nette : "hundreds of thousands of patents will be published this year, and that will not generate any value except for patent lawyers". Même son de cloche chez Westwood, qui voit la mode comme l'art de réinventer l'existant. L'intervention récente de
Ceci étant, si la créativité est effectivement et essentiellement inspiré d'un Autre, d'un ailleurs géographique ou chronologique, libre ou sous licence, on percevait également une certaine inquiétude, tout discrète, quand à l'avenir de la créativité. Autour des questions d'éducation et de formation, un désenchantement probant où la poésie ambiante semblait être jugée absente. Forte d'une musicalité créative intérieure, la créativité peut se nourrir des autres, mais reste largement un talent, personnel, qui différencie le créateur du suiveur de tendances. De ce fait, peu de références ont été faites à la dimension viscéralement collective du processus de création, sinon par le sympathique Lars Engman, ancien chef du design chez Ikea. Loin de l'intelligence collective et collaborative jugée requise pour parvenir à la créativité, Westwood, Alessi et Carrière ont davantage insisté sur la maîtrise, personnelle et exclusive, d'une technique, postulat incompressible de la créativité qui passe du tricot chez Westwood, à l'écriture chez Carrière, puis à la manipulation et au prototypage chez Alessi, pour qui ces démarches sont un moyen de percevoir plus finement les usages et d'anticiper l'échec, contrepartie d'une vie à la limite, au borderline.
Si la créativité wallonne pouvait aux premiers abords évoquer un paradoxe fort, cette journée aura montré que tradition, talent, techniques et rêve constituent les fondements du processus créatif. L'émergence d'une société de la créativité wallone pourrait permettre à la région de se réinventer, et d'accoucher d'une vérité nouvelle pour pousser ses citoyens à l'action, "to get out and do it", comme le disait Nick Leon. Il faut pour cela que les instances dirigeantes évitent les glissements rhétoriques et théoriques faciles, promeuvent de telles rencontres de l'improbable notamment en mettant a disposition des outils, des espaces de rencontres et des ressources, et réfléchissent sérieusement aux enjeux de propriété intellectuelle. S'ils y parviennent, ils pourront toujours compter sur une génération d'intellectuels blogueurs et voyageurs pour les soutenir dans leurs efforts les plus fous. Nous y sommes presque.
Merci à la communauté Twitter sous hashtag #crw pour sa contribution.
Sur Twitter : Francis Gosselin (@monsieurgustave), Isabelle Guyot (@HYGER), Patrice Létourneau (@patriceletourne), Émilie Pawlak (@EPawlak)