Trois cent soixante degrés de créativité montréalaise
C'est vendredi 18 octobre qu'avait lieu le lancement du Centre de Recherche Interdisciplinaires en Études Montréalaises (CRIEM) de l'Université McGill. Le centre, qui regroupe plus d'une vingtaine de chercheurs montréalais issus de nombreuses disciplines académiques différentes, organisait pour l'occasion un premier colloque sur la ville comme espace de créativité.
L'éléphant dans la pièce
Sur l'allocution de la professeure Annick Germain de l'INRS, le ton est donné. Les oppositions entre le discours "expert" des chercheurs et l'emportement affectif que favorise le marketing politique posent la question du rôle de l'intellectuel dans le cadre du mouvement créatif : "en sociologie et en urbanisme, les thèses de Richard Florida ont été autant contestées par les universitaires qu'embrassées par les décideurs publics".
Cette opposition entre "savants" et "politiques" s'inscrit elle-même dans ce que Germain appelle la "superdiversité ordinaire" qui, bien que difficile à saisir, appelle néanmoins à des formes d'organisation nouvelles. Farouchement opposée à cette pseudo-charte des "valeurs" qui fait débat ces jours-ci, la sociologue suggère que "sur le plan du multiculturalisme, Montréal a pratiqué historiquement un adhocratisme non dépourvu de sens", la charte constituant aux yeux de la chercheure "les derniers moments d'une vision dépassée de l'État".
Rêves d'une panmontréalité créative
Ce jeu des oppositions s'établit sur différents registres, en fonction qu'on étudie Montréal selon les angles de sa créativité: comparative, participative, géographique, architecturale, littéraire, langagière. Les récits, comme ceux que livrent des "exilés" dont Andrew Sancton – parti il y a 30 ans vers l'University of Western Ontario pour n'en jamais revenir – partent de l'histoire récente de Montréal pour en produire des comparaisons utiles.
Pour Sancton, l'organisation politique et administrative de Montréal peut être comparée à celle de Londres (R.-U.), à quelques variations organisationnelles et identitaires près. En effet, si la complexité produite par la valse de fusions et défusions a bien montré une chose, c'est la difficulté de réunir ici sous une même égide toutes les identités montréalaises. La comparaison avec le Greater London est donc entravée par la question de savoir ce que désigne réellement cette "Ville de Montréal", et quels pouvoirs doivent en conséquence être attribués à un(e) éventuel(le) "maire(sse) de toutes les villes".
Tout le monde a un plan
La ville en tant que fait vécu est ainsi lieu de négociations dont les modalités peuvent être promues par l'institution formelle : la notion de "participation" dans le devenir créatif des villes étant l'objet d'échanges incessants. L'urbaniste Raphaël Fischler nous rappellera la formule de l'urbaniste Jane Jacobs – "It's not just the planners that have plans. Everybody has plans." – militant pour des espaces d'expression, d'exposition et de négociation des trames projetées par ces différents "plans" – ceux de l'architecte, du sociologue, du technicien, du citoyen.
Ce discours pourtant porteur d'une promesse inclusive se fera toutefois en méconnaissance (voire en rejet) des outils virtuels qui permettent la création de tels espaces, au profit de conceptions presque archaïques de la consultation publique, in situ, formaliste, définitive. Pas très "créative", donc. Un point que l'ethnologue numérique Josée Plamondon se fera un devoir de souligner.
La créativité, ici et partout aussi
Pas très créative, voire pas du tout. Le point de l'économiste Richard Shearmur est sans équivoque: la ville créative est un leurre. "Is Montreal a place where people think up new things? Of course. But so is everywhere else". Contrastant la créativité aux notions plus maîtrisées d'innovation et de production économique, Shearmur voit dans la ville la pointe émergée de l'iceberg créatif : "Cities are actually marketing machines – boomboxes for ideas – but they are not creative per se".
Fervent défenseur des lieux-dits comme simples "intersections de trajectoires", Shearmur en appelle aux littéraires comme Henry James ou Virginia Woolf, dont la réflexion sur leur propre création les ont amené à montrer la multiplicité informe du processus. Dans certains cas, la créativité et la beauté des villes – la Venise d'Henry James – constituent autant de distractions qui inhibent la création.
Pour en finir avec la ville-spectacle
Le phénomène de la création située est peut-être donc à prendre à rebours, par les récits et les expressions manifestes qui tentent d'encapsuler ces deux notions simultanément : car tant "la ville" que "la créativité" sont des notions mouvantes, toujours en flux, toujours inachevées.
Le Quartier des Spectacles, "cette initiative cynique" pour l'historien David Theodore de Harvard, est le paroxysme de ce rapport contradictoire entre la créativité vécue et la créativité exprimée. Cette immobilisation permanente du centre d'une ville dans un béton inamovible et impersonnel aux fins de célébrations temporaires constitue pour ce dernier l'échec des urbanistes et architectes à faire leur marque sur la ville. Cette promotion de "l'indétermination", chère à la sociologue et économiste Saskia Sassen de l'Université de Columbia, viendra valider l'argument de Theodore.
Sortir du mythe de la ville créative et de cette maladie, que Simon Harel décrit comme un habitus de l'hyperfestif, pour le remplacer par quoi ? Assurément, la fuite vers l'avant constitue l'adoption d'une organisation qu'on qualifiera par ailleurs de "République des néo-hipsters", toujours prise dans le cliché de l'événement, de l'exclusif, de l'authenticité réduite à un marketing infiniment reproduit : "de petites densités qui ne sont pas si créatives car elles se reproduisent", participant d'un "processus de gentrification rapide", asceptisant la ville, la rendant d'autant moins créative que moins diverse, moins anticonformiste. Car les espaces, eux-mêmes conformes, ne tolèrent pas l'altérité. Ils ne sont pas, pour ainsi dire, conçus comme tels.
"Le medley, full blue navy"
La critique est rafraîchissante, et tranche nettement avec les discours hébétés que nous servent habituellement les prosélytes de la créativité montréalaise. Cette verve toutefois sera aussi mise à contribution positivement dans l'analyse de Catherine Leclerc, agrégée de littérature et spécialiste de ces textes marqués par la "cohabitation des langues", de la conquête de Montréal par le chiac. Réfutant non sans ironie la préciosité de Christian Rioux (Le Devoir, pour abonnés seulement) et d'Antoine Robitaille, Leclerc intègre au fil de sa prose des extraits sonores qui se révèlent passionnants dans l'oeil (et l'oreille, surtout) de l'analyste littéraire.
Entre "cosmopolitisme branché et dépossession minoritaire", ces leçons de créativité langagière proviennent de la marge géopolitique du centre francophone nord-américain. De Moncton à Montréal, le succès de Radio Radio ou de Lisa Leblanc n'est plus un succès d'exotisme, mais un succès d'identification, le parachèvement de l'image que les montréalais veulent se donner d'eux-mêmes: "Ils nous font danser et nous les suivons". Une ville créative, c'est une ville qui danse, peu importe le son.