imprimer retour
Idées

SXSWedu Part II : savoir compter peut faire peur !

Après avoir écouté Rod Paige, l’homme derrière la Loi « No Child Left Behind », je sais comment je commencerai mon cours de maîtrise cet automne. Ma première question pour mes étudiants amorçant leur parcours sera la suivante :

 

 

Vous allez passer deux ans à cheminer dans ce programme, combien ces deux années vont-elles vous coûter ?

 

À cette question, j’imagine que l’on me répondra d’abord en parlant de frais de scolarité, également de l’achat d’un peu de matériel et de quelques ouvrages. Il y a bien sûr d’autres frais : l’alimentation, le logement, la bière ( !) mais tout ceci, études poursuivies ou non, est à assumer et ne rentre donc pas dans le calcul. Un étudiant d’une région éloignée évoquera peut être à juste titre ses frais de déplacement et de logement à Montréal.

 

Finalement, après quelques minutes, quelqu’un en arrivera à parler du salaire plein qu’il aurait pu avoir pendant ses deux années et qu’il n’aura pas. L’expression « coût d’opportunité » sera prononcée. À la fin d’un premier cycle, disons deux fois 42 700 $. Chacun sera alors effrayé : un investissement de plus de 90 000 $, c’est considérable !  C’est le moment où je rassurerai mes étudiants. Ils ont en effet réalisé le bon choix en choisissant d’étudier en marketing et non en finance.

 

Ce qu’ils perdent avec ces deux années supplémentaires d’étude, ce ne sont pas leurs deux premières années de salaire. Ces années là, les premières, on les a toujours. Ce qu’ils perdent ce sont leurs deux dernières années de salaire. Ce sont elles qui tombent, non les deux premières !  Et ces années là, on aimerait bien sûr qu’elles ne soient pas des années à 42 700 $. Encore quelques minutes de discussion et on approchera du chiffre de leur véritable investissement, certainement pas moins d’un demi-million. Dans le silence qui suivra, j’aurai une deuxième question pour mes étudiants :

 

 

Qu’entendrez-vous ici, au cours de votre maîtrise, que vous ne pouvez entendre ailleurs ?

 

Il m’arrive parfois de tenter de faire croire à mes étudiants que je dis des choses qu’ils ne pourront entendre nulle part ailleurs. Dans les salles de mon institution d’élite, on se murmurerait ainsi, entre nous, des choses que l’on ne sait pas ailleurs ? Des choses qu’ils ne savent pas à l’UQAM ? Pas à Québec ? Pas à New York ? À Buenos Aires ? À Londres ? À Moscou ? À Casablanca ? À Shangai, Ryiad, Tokyo ou Manille ?

 

 

Poser la question c’est se rendre compte combien cette prétention est déraisonnable. La vérité est qu’il n’y a rien, absolument rien, que mes étudiants de maîtrise entendront pendant leurs deux années d’étude et qu’ils ne peuvent entendre, lire ou voir ailleurs. Et aujourd’hui, ils peuvent le faire pour l’essentiel en ligne, pour un prix dérisoire sinon nul. La situation serait la même s’ils étudiaient à Harvard. Investir plus d’un demi-million pour engranger des informations que tout le monde peut détenir et qui sont parfaitement accessibles, voici qui a de quoi donner des sueurs froides ! J’ai toutefois une troisième et presque dernière question pour mes étudiants :

 

 

Quel salaire espérez-vous obtenir, une fois votre maîtrise complétée ?

 

Parce que nous avons un bon service de gestion de carrière, ils connaissent les dernières données et me diront : environ 50 000 $. Ce sera pour moi le moment de leur poser ma toute dernière question, la question cachée. « Je connais un type quelque part à Manille ; un type tout à fait brillant. Dans une bibliothèque, en ligne, souvent sur son téléphone mobile, il a eu accès aux mêmes connaissances que vous. Ce type est intelligent, il les a bien comprises et assimilées. Il écoute la même musique que vous, lis les mêmes livres, s’habille à peu près comme vous et n’est pas loin de manger ou boire la même chose.

 

Une différence quand même. Il a une expérience de la vie qui n’est sans doute pas comparable à la vôtre. Dans son monde en effet, pour vivre, on se bat et ceci il l’a appris très tôt. Ce type me demande 15 000 $ pour faire la job. Pourquoi devrais-je vous donner 50 000 $ pour obtenir de vous l’identique, sinon moins ? »  Il n’y a qu’une seule réponse raisonnable à cette question : « parce que je suis né à Montréal et pas à Manille ». Ça, c’est ce que l’on appelle une rente de situation et s’il y a une chose sur laquelle personne ne peut plus compter aujourd’hui, je l’ai bien réalisé à SXSW cette année, ce sont les rentes de situation !

 

 

Mes étudiants ne seront à ce moment pas les seuls à être inquiets. Je le serai aussi ! Ces questions, en tant qu’enseignant, je ne peux en effet pas m’y soustraire. Elles m’engagent tout autant. Quelle est alors ma deuxième leçon ? Celle-ci. La façon dont sont conçus l’essentiel de nos dispositifs de formation est aujourd’hui un frein à notre croissance, comme individu et comme société, plutôt qu’un accélérateur. Aussi rassurant et commode soit-il en apparence, un modèle d’apprentissage avant tout centré sur la transmission et l’acquisition d’informations n’est plus producteur d’une quelconque valeur. Et reproduire le même modèle en ligne ne nous fera pas avancer d’un pas. Il s’agit moins d’apprendre que de comprendre. D’exercer, mieux et autrement, sa capacité de réflexion, de création et d’action afin de résoudre les problèmes de nos organisations comme de notre monde.

 

Ceci exige un tout autre cadre pédagogique. Tout ce que nous avons construit ne l’a pas été en vain mais, à la fois, tout est à rebâtir. Du moins si nous ne nous résignons pas à un lent et sûr déclin de nos pays développés et désirons encore contribuer sur un mode autre que passif à l’histoire de ce monde. Là se trouve aussi l’enjeu actuel d’une pensée créative.

 

comments powered by Disqus
f. & co
368, rue Notre-Dame Ouest
Bureau 500
Montréal (Québec)
H2Y 1T9

+1 438-274-0548
+1 514-778-4747

f@fandco.ca