Portrait du créatif en jardinier mondain
Avec les années s’ancrent dans le corps la mémoire des lieux, la mémoire des gestes, les innombrables moments de médiocrité et d’excellence qui font de nous des êtres connaissants, sociaux et créatifs. Les années creusent des sillons sur nos fronts, rendent l’articulation des membres à la fois plus ardue et plus souple. Elles enracinent nos êtres dans l’action, le mouvement, la praxis – connaissance de la pratique dans la pratique – nous font même douter du solipsisme cartésien, le simple fait de penser n’étant pas gage de notre existence en tant qu’homo ludens, homo creativus, homo connectus.
En conférence à l'École d'automne de Strasbourg, Erwin Van Handenhoven décrit ce processus de passage de la connaissance abstraite à la praxis comme étant le propre du travail du designer. Selon lui, il est possible de concevoir de nouveaux objets et de nouvelles solutions selon trois niveaux d’appréhension. On peut idéaliser la solution dans l’abstrait, la dessiner, la concevoir. On peut aussi procéder par analogie et mimétisme, en reproduisant et adaptant une solution existante. Enfin, on peut choisir l’expérience, la confrontation du problème, de l’usager face au produit, afin de vivre pleinement toutes les contradictions que font émerger chaque innovation nouvelle. Le rôle du designer contemporain consiste à mener le marche, à agir en expérimentateur anti-idéaliste.
Avec lui le processus, l’organisation, le monde qui l’entoure doivent changer. Le designer est de manière presque obligée un être politique. Il produit les conditions du changement, il conçoit – de concipio, il « prend » – saisit l’opportunité même sans la connaître. Il expérimente.
Témoignant de cette posture créative, de son antériorité qu’il désigne comme « pré-créante », Jean-Jacques Stréliski nous rappelle qu’il faut observer la composition de la terre pour pouvoir mieux jardiner. Il faut s’y plonger les doigts jusqu’aux phalanges, remuer le terreau, y mettre le bulbe en attendant que ne germent de grandioses épopées, comme l’enfant qui effleure l'instrument pour la première fois, la dixième fois, la millième fois. Tout créateur est un artisan, pour lequel il s'agit par la répétition indomptable du mouvement, de programmer son cerveau et programmer sa dextérité, afin de faire face à l’exceptionnelle irrégularité des circonstances.
L’histoire de la pianiste Maria Joao Pires, en concert au Concertgebouw d’Amsterdam, a récemment refait surface.
Elle mérite d’être visionnée, encore et encore, puisqu’elle témoigne de l’exceptionnelle résilience de nos facultés créatives.