Le manifeste du créateur solitaire
"Going around museums and galleries, seeing films, talking to people, seeing new shops, looking at silly magazines, taking an interest in the activities of people in the street, looking at art, travelling: all these things are not useful, all these things do not help me, do not give me any direct stimulation to help my search for something new. And neither does fashion history. The reason for that is that all these things above already exist. I only can wait for the chance for something completely new to be born within myself.
The way I go about looking for this from within is to start with a provisional ‘theme’. I make an abstract image in my head. I think paradoxically (oppositely) about patterns I have used before. I put parts of patterns where they don’t usually go. I break the idea of ‘clothes’. I think about using for everything what one would normally use for one thing. Give myself limitations. I pursue a situation where I am not free. I think about a world of only the tiniest narrowest possibilities. I close myself. I think that everything about the way of making clothes hitherto is no good. This is the rule I always give myself: that nothing new can come from a situation that involves being free or that doesn’t involve suffering.
– Rei Kawakubo, October 2013 (System Magazine, Nov. 2013)
Rei Kawakubo est certes une figure atypique dans l’industrie de la mode. À la tête du label anticonformiste Comme des Garçons depuis 40 ans, la designer septuagénaire a fait sa marque en déconstruisant les codes de la mode les uns après les autres. De la ‘Bump Dress’ (image ci-contre) en passant par sa collection choc de la saison printemps/été 2014, où les mannequins déambulant sur la passerelle portaient tout sauf un semblant de vêtement, Kawakubo n’a qu’une seule devise de création: ne jamais refaire la même chose deux fois. Ce ne sont ni les courants artistiques, ni les voyages ou même les rencontres fortuites qui façonnent ses collections. C’est plutôt un exercice cognitif auto-imposé de construction et déconstruction de concepts qui lui permet de présenter saison après saison des collections toujours plus inattendues. Et ce, toujours en solo…
Lors d’une entrevue accordée au magazine britannique System, la designer, connue pour sa grande discrétion médiatique, a esquissé pour la première fois les grandes lignes d'un manifeste créatif.
Ce qui surprend à première vue, c’est le caractère profondément solitaire et introverti de l'exploration artistique menée par Kawakubo. En opposition aux conceptions actuelles de la créativité comme acte s'inscrivant dans une logique intrinsèquement sociale, la designer d'origine japonaise affirme ne puiser l’inspiration qu’en elle-même, sans échange, sans rebondissements. Un acte d'extraction pur, débarassé des conventions.
Cette perspective se situe en opposition avec ce que nous enseignent généralement experts et ouvrages de la créativité contemporaine, à savoir qu'il s'agit forcément d'un processus itératif social. Des firmes comme IDEO, pour ne nommer que celle-là, ont fait des méthodologies de génération d’idées collectives leur marque de commerce. Elles font le pari – qui manifestement, fonctionne – qu’à plusieurs têtes, davantage d’idées créatives émergent.
Or, le fait de créer seule, de se replier sur soi pour générer des idées disruptives ne semble pas handicaper la designer japonaise pour autant. Kawakubo peut se réclamer d'avoir initié plusieurs tendances dans l’industrie de la mode comme le concept du guerilla shop et des collaborations avec des artistes.
Robert Sutton, co-fondateur de la d.school de Stanford, précise que l'évaluation du processus créatif n'est ni blanc, ni noir. Dans un article publié dans BusinessWeek.com, il définit la créativité comme le résultat d’un processus impliquant autant de sessions de réflexion individuelle que des moments de partage collectif. Selon ce dernier, la créativité n’est une activité ni purement individuelle, ni purement collective, mais plutôt une combinaison des deux. Toutefois, une construction sociale demeure indispensable.
Le manifeste créatif de la designer Rei Kawakubo met en lumière la singularité du processus créatif. Alors que nombreux sont les auteurs et chercheurs académiques tentant de le décortiquer pour le formaliser, peut-être la contextualisation de l’acte créatif est-elle la seule réelle conclusion que nous pouvons tirer. Chaque individu, chaque communauté, chaque organisation développe et adapte un processus qui lui convient. Lorsqu’on lui demande le secret de la formule IDEO, David Kelley répond « it works for us ». Whatever works.
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