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Analyse

L’agence prisonnière : le vrai coût du pitch

C'est un document particulièrement soigné qu'a dévoilé en début de semaine l'Association des Agences de Publicité du Québec (AAPQ), véritable pièce à conviction en faveur de saines pratiques de sélection des agences. Ce "Guide de sélection", s'il se destine principalement aux annonceurs et agences qui forment l'écosystème de l'AAPQ, pourrait néanmoins connaître un succès par-delà ses frontières — voire même en dehors de l'industrie de la communication québécoise… 

 

Le document, rédigé par Patrice Attanasio en collaboration avec Mario Daigle, décrit le processus de sélection dans le menu détail, tant du point de vue du sélectionneur que du prestataire. Force est d'admettre que ce document arrive à point, et renforce la perspective selon laquelle la collaboration constitue un vecteur de configuration puissant de la nouvelle économie. 

 

En fait, le milieu québécois de la publicité — comme celui du conseil ou de l'ingénierie — est marqué par une pluralité d'organisations de taille petite à moyenne (et quelques grandes), si bien qu'aucun joueur unique n'a d'influence significative sur la structure ou la dynamique du marché. Du point de vue des annonceurs, cette situation a entraîné au cours des années une situation de dépréciation relative du travail en amont de la chaîne de valeur, que le Guide regroupe sous la désignation de "travail spéculatif". Cette expression désigne le travail stratégique et créatif non rémunéré qui est parfois effectué par les agences afin de décrocher un mandat. 

 

En termes économiques, cette situation correspond à une situation dite de "dilemme du prisonnier", que les économistes en théorie des jeux s'acharnent à décortiquer depuis des décennies (le prix Nobel accordé au mathématicien John Nash récompensait son travail sur certains cas spécifiques de ce dilemme). 

 

Le dilemme du prisonnier est un cas simple où deux accusés peuvent choisir de ne rien dire ou de dénoncer l'autre, et ce, sans se consulter. Si les deux ne disent rien, ils risquent de purger une petite sentence, mais si l'un dénonce et l'autre non, le dénonciateur s'en sort indemne au prix d'une sentence plus élevée pour son comparse. Le dilemme se caractérise par le fait qu'en l'absence de coordination des acteurs, chacun choisit l'option perçue comme optimale pour lui (il dénonce) alors que, ce faisant, l'ensemble des joueurs sont perdants (les deux sont déclarés coupables et obtiennent une forte sentence). Or, si ni l'un ni l'autre ne parlaient, ils obtiendraient chacun un acquittement ou une sentence réduite. C'est une compréhension fine de ces mécanismes qui est à la base de l'omertà pratiquée par le crime organisé. "Nobody talks. Everyone walks."

 

"cette situation a entraîné au cours des années

une situation de dépréciation relative

du travail en amont de la chaîne de valeur,

que le Guide regroupe

sous la désignation de 'travail spéculatif'"

 

Dans un domaine excessivement concurrentiel comme celui de la communication-marketing, chaque entreprise semble avoir intérêt à miser davantage que sa voisine, d'en donner un peu plus, d'investir davantage en travail spéculatif afin de décrocher un mandat. La contrepartie : certaines investissent par exemple l'équivalent d'un an de profits (projetés) en travail spéculatif ce qui, lorsque de nombreuses agences sont mises en compétition, entraîne un coût systémique qui se répercute sur l'ensemble de la chaîne de valeur. Pour chacune, l'investissement supplémentaire semble logique ; pourtant ce faisant, toutes les autres s'obligent à investir toujours davantage, entraînant une perte nette pour tous sauf la firme retenue, qui récupère son investissement. 

 

Cherchant à limiter les dérives, et à internaliser le "vrai coût du pitch" pour paraphraser la revue britannique PRWeek, ce dossier constitue un fer de lance pour l'AAPQ, qui navigue dans un domaine où la compétition parfois féroce entraîne de véritables déformations de marché. En réponse à ces dynamiques, seule une action concertée et collaborative peut atténuer les effets négatifs associés à la spéculation en amont. Le Guide de sélection d'une agence constitue à cet effet une contribution importante à l'articulation d'une stratégie cohérente pour cette industrie vibrante, où certaines agences québécoises sont littéralement en voie de conquérir le monde. C'est en ce sens qu'il importe de saluer, et de continuer à promouvoir, le travail effectué par cette association dans l'intérêt de tous. 


 

[Télécharger le guide sur le site de l'AAPQ]. Ce guide a été mis en page par Cossette. Merci à Denis Roy pour sa lecture attentive et ses judicieux commentaires. 

 

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