Frontière grise: l’insaisissable architecture du cerveau
Joli titre invitant à prendre la route vers de nouvelles aventures car la lecture de cet ouvrage en est une, comme découvrir un nouveau jeu, plein d’épreuves, de défis, d’énigmes et de puzzles. Quand le sujet est le cerveau, on peut s’attendre à une sorte d’Iliade ou d’Odyssée.
Ces promenades dans le cerveau relèvent autant de la prospective de Toffler (The Third Wave) que de la futurologie de Ferguson (Les Enfants du Verseau), ou la théorie sociale de Douglas Rushkoff dans son Present Shock (un ouvrage commenté ici même sur ce blogue). Ce présentisme introduit une société réseautée comme le cerveau d’un village global mcluhanien. Il s’agit d’un jeu ouvert, singulier et émergent. Une myriade de perspectives, de coupes, d’approches et de références.
Avant tout, jetons un coup d’œil sur la recette : la table des matières. Au programme, choix multiple et combinaison aléatoire des sujets. Le dernier chapitre, Le grand brainstorming (p. 319), résume bien ce livre traitant de la neuroscience et des sciences cognitives, tout en ouvrant une immense place à la science ouverte et amateure. Dans le cerveau, le paradoxe est une place publique.
Historiquement, le localisationisme (p. 26) régnait en roi et maître comme méthode descriptive de l'activité et de la circulation dans le cerveau. Les zones cérébrales correspondaient à des fonctions organiques. Le cerveau reptilien pour la survie, le système limbique pour les réactions émotionnelles (hippocampe et amygdale) et le néocortex pour la planification. Les différentes parties du cerveau semblaient régir les fonctions de notre comportement et de notre cognition. Comme pour nos itérations urbaines, c’était la cartographie et la géomatique du cerveau, version pre-Google Maps.
"Dans le cerveau, le paradoxe
est une place publique"
Depuis toujours, le langage, la magie, la religion, le rêve et les drogues (différents chapitres de « Frontière Grise » traitent de ces sujets) ont été des manifestations assez spectaculaires de l’activité de notre cerveau. Et pourtant, surprise ! La pureté de l’expression langagière (p. 191) recherchée dans le cerveau, correspond davantage à un babélisme sophistiqué, « mélange de tout », détournement linguistique qui permet d’échapper à la programmation du monde par l’algorithme.
Aujourd’hui, notre notion du lieu change. Nous sommes devenus de plus en plus nomades, mobiles, en temps réel et sur demande. De même dans la topographie du cerveau, il est question de neuroplasticité, d’un cerveau qui se reconfigure de manière continue. Se déprogrammer en adaptant temporairement un système de croyances étranger stimule notre psychologie (p. 249). Ces trajets alternatifs sont les nombreux jets, les je et les jeux de langage de « Frontière Grise ».
1. L'Objet (Ob-Jet)
Pour se retrouver dans le labyrinthe des circonvolutions du cerveau, les boussoles pourraient être le rêve et le jeu, deux techniques que pratiquent les experts de la cognition, des chamans aux singularistes (p. 270). Le rêve lucide est un exemple de technique de créativité. Explorer le sommeil est un must puisqu’il entrouvre sur l’inconscient. La conscience serait une véritable conquête.
Le jeu devient une sorte de parcours alternatif entre le réel et le virtuel. Il a un impact dans nos vies et nos comportements. Pour Jane McGonigal, éminente spécialiste du jeu à réalité alternée, jouer dans ces univers multimodaux, convergents et divergents, nous entraîne à prendre des décisions plus rapidement, à raisonner plus rigoureusement, à développer diverses stratégies personnelles et sociales, etc. Il s’agit aussi d’incarner l’esprit (voir : The Body in the Mind). Finie la vieille dichotomie corps-esprit, les dualismes de tout acabit semblent éjectés (p. 148), dans la foulée d’un Jaron Lanier est ses contributions sur le langage post-symbolique.
Devenir maître de ses rêves et s’entraîner aux jeux, c’est le traité des élites de la société future.
2. Le Projet (Pro-Jet)
La neuroéconomie et l’économie expérimentale font interagir des sujets pour mieux cerner leurs motivations économiques. C’est l’arène des débats sur la question de la collaboration et de l’égoïsme, même si in fine, les algorithmes de courtage automatique (high-frequency trading) battent tout le monde au change. Ici, les machines triomphent : le 0,001% des ultras riches se retrouverait bientôt dans des programmes impénétrables. Quelle ironie !… Ces programmes robotisés sont des joueurs redoutables. Splendeur et décadence de l’homo economicus et du pouvoir des illusions du neuromarketing.
La neuropolitique s’est armée des dispositifs les plus coûteux de la recherche-développement pour ses soldats d’élite : drogues, wearable computers, réalité virtuelle, jeux vidéo, etc., il n’y a pas de limites pour la sécurité et la défense, autres champs de bataille autour du cerveau (p. 118).
Il y a aussi la neurodiversité, le droit pour chacun de disposer de son cerveau (p. 127). Comme nous sommes tous et chacun différents, les divers états mentaux (de la schizophrénie à l’Asperger) se voient légitimés. Nous sommes en plein safari des continents cérébraux et nous allons de l’avant. Nous nous distançons de la psychanalyse et de la psychiatrie classiques. Tous les états du cerveau participent de l’intelligence collective et de ses connaissances.
3. Le Trajet (Tra-Jet)
La Science, ou ce qu’il en reste, enseigne à planifier des tâches, à organiser de manière hiérarchique et dynamique, à documenter ses expériences et à multiplier ses capacités d’apprentissage. Le débat se situe ici dans les relations humain-machine. La Singularity University (p. 297) prend position sur les questions de la longévité et de l’immortalité où se situe la frontière grise entre la science et la fiction, alors même que le récit, l’histoire et ses arcanes créent « cette insaisissable architecture que construit la lumière avec le rêve » (Borges). Le cerveau est la matière principale enseignée dans ces nouvelles institutions du savoir équipées par la technologie, la biologie synthétique, les nanorobots et les cellules souches. Apparition de nouvelles énergies et de matériaux inattendus.
4. Le Sujet (Su-Jet)
Finalement, le Quantified Self, où notre identité augmentée par la connaissance métrique et maîtrisée rend difficile le maintien d’une unité. On se raccommode avec nos morceaux. Avec son Fuelband, courir avec plus de performance, d’endurance, de vitesse, de plaisir et de force. Puis, une panoplie de programmes pour se comparer à soi quant à la mémoire, l’attention, la concentration, ou le monitoring de notre santé et la génomique personnelle. À Mountain View, Google propose à ses employés un programme de méditation appelé Search Inside Yourself.
"le récit, l’histoire et ses arcanes
créent « cette insaisissable architecture
que construit la lumière avec le rêve » (Borges)"
C’est la genèse d’un nouveau monde. Siècle de créativité pour les créateurs de nous-mêmes que nous devenons. Un réseau complexe émergent de cellules interconnectées. Notre cerveau, notre vie, notre ville.
Mais ces individus, incarnés, équilibrés entre conscience et inconscience, tous uniques, seront-ils responsables de leur identité ? Les règles du nombre quantifié ne devraient-elles pas ajouter la qualité à la quantité de soi, à la morale, à l’éthique, aux impondérables incalculables de l’anima ? Alors que progressent les automatismes, entre les mains invisibles de deus ex machina qui nous échappent, la question reste toujours sans réponse. Le cerveau se referme. Et avec lui, toutes les réponses.
Rémi Sussan, journaliste et blogueur, est un vulgarisateur qui tente dans ce texte de concilier la complexité du propos et la fluidité du message. Le titre « Frontière grise » sera disponible à compter du 20 janvier. Entretemps, vous pouvez le réserver sur Amazon.