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e-Estonia: l’accès à Internet comme droit fondamental du citoyen?
Un billet d'Emilie Pawlak
Récemment, s'est déroulée à Liège (Belgique) la conférence "e-Estonia: un service public numérique" organisée par id Campus. Derrière la neutralité de ce titre se cache pourtant une rencontre inspirante, témoignage d'un pays ayant parfaitement, et avant les autres, intégré la nouvelle réalité liée aux TIC. L'Estonie est la patrie du système de téléphonie VoIP Skype, mais avant tout peut-être, elle incarne une nation pour qui l'accès à Internet relève de la liberté d'expression et de communication inscrite dans la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789: un certaine idée de la démocratie et une volonté de résorber la désormais célèbre fracture numérique.
"Le monde ne change pas, le monde a changé" constatait Jean-Jacques Streliski dans une chronique du 7 mars 2011 publiée au journal Le Devoir. L'illustration en est la multiplication des initiatives publiques destinées à s'adapter à une société profondément transformée par l'Internet 2.0 et les médias sociaux.
Pour reprendre les mots de Tocqueville, l'Estonie a su se faire remarquer dans ce "mouvement universel d'ambitions". Depuis les années 90, ce pays a progressivement mis en oeuvre une politique Internet plaçant le service aux citoyens au coeur de ses préoccupations. Cette grande ambition a donné naissance à un environnement numérique sans équivalent permettant aux citoyens d'accéder à un portail web unique pour tous les services publics et mobiles (vote, déclaration de revenus, enregistrement d'une société, services d'enseignement et de santé…).
"Le monde a changé". L'Estonie a changé. Identification et signature numériques, multiplication des e-solutions, possibilité de connexion à l'échelle du pays démontrent que les mutations induites par les nouvelles technologies font désormais partie de la réalité estonienne.
Comment dès lors expliquer une telle réussite? En effet, dans la majorité des pays occidentaux, la complexité des systèmes législatifs et administratifs, le coût des infrastructures, la confidentialité des données, la résistance au changement, la lente évolution des mentalités dit-on, semblent constituer un frein à l'adaptation de nos sociétés à cette nouvelle donne.
Ces questions ne manquèrent bien évidemment pas d'être soulevées et les réponses de Katrin Pärgmäe, Directrice de la Communication de l' "Estonian Informatics Centre" sonnèrent comme une évidence. En effet, bien que confrontée aux mêmes problématiques, l'Estonie a adopté une perspective qui lui a permis de limiter ces contraintes en se fondant sur le droit au service public, la possibilité du choix, la liberté de communication et d'expression.
Empreint de la notion d'intérêt général, le service public désigne les services devant être disponibles pour l'ensemble des citoyens. Les e-solutions proposées en Estonie ne sont en somme qu'une simple variation, le pendant actuel, d'un principe que nul ne remet en cause. Le changement ne s'est pas fait en imposant un choix mais en proposant une option.
L'objectif n'était pas de révolutionner les pratiques ou de bouleverser les habitudes de certaines parties de la population mais de proposer une alternative numérique, des solutions innovantes et simplifiées à ceux qui le désiraient. Comme le disait Léonard de Vinci, la simplicité n'est elle pas la sophistication extrême?
Katrin Pärgmäe poursuivait en évoquant la possibilité de se connecter à Internet comme un droit fondamental du citoyen. Dans cette optique, le projet EstWin fut lancé afin que les ménages, les entreprises et les autorités publiques aient tous accès au réseau nouvelle génération d'ici à 2015.
La connexion Wi-Fi pourrait-elle alors être considérée comme un droit de l'homme? Le propos est loin d'être déraisonnable. En effet, dans sa décision de 2009 le Conseil constitutionnel français soulignait que "La liberté de communication et d’expression […] implique aujourd’hui, eu égard au développement généralisé d’Internet et à son importance pour la participation à la vie démocratique et à l’expression des idées et des opinions, la liberté d’accéder à ces services de communication au public en ligne". Cette décision a d'ailleurs eu pour effet de crucifier la loi Hadopi ou loi "Création et Internet" car elle permettait de "restreindre l'exercice, par toute personne, de son droit de s'exprimer et de communiquer librement".
D'aucun pourrait objecter que l'Estonie est un petit pays qui n'a pas eu à adapter un système mais l'a créé de toutes pièces. Certes, mais la volonté d'agir et de proposer une alternative a permis de transformer progressivement la société au travers d'un processus d'essai-erreur. L'initiative publique a été relayée et diffusée par les citoyens, appartenant pour la majorité aux jeunes générations. Graduellement, restaurants ou commerces ont proposé un accès gratuit à Internet. Tallinn, la capitale estonienne comptant 350.000 habitants, dispose aujourd'hui de plus de 1100 points Wi-Fi accessibles gratuitement et pour la plupart non enregistrés (1200 réseaux Wi-Fi publics sont officiellement enregistrés dans le pays).
Au total, le papier disparaît peu à peu de l'administration publique et Internet est accessible à la majorité des habitants du pays. S'il est un enseignement que l'expérience estonienne nous offre, c'est sans doute celui de l'importance de disposer d'un choix concernant notre rapport au service public: proposer, suggérer une option numérique sure, facilitant l'expérience du citoyen. Le reste n'est qu'évolution: en y participant, le citoyen acquiert peu à peu le sens de cette nouvelle réalité.
Suivez Emilie Pawlak sur Twitter : @EPawlak
L'auteur remercie Francis Gosselin pour ses commentaires toujours éclairés.