
De quoi numérique est-il le nom ?
C'est pour donner suite aux conclusions décevantes du dernier Groupe de travail sur les enjeux du cinéma québécois (GTEC) de la SODEC qu'un groupe de créateurs, réalisateurs et concepteurs — tous présents à la consultation — publiait, fin novembre 2013, le Manifeste pour les nouvelles écritures. Publié notamment sur le site du quotidien Le Devoir, ce manifeste exprimait le besoin de nommer la création numérique, afin qu'elle soit considéré comme acte en soi, et non comme un subsidiaire d'autres formes d'expression culturelles et artistiques.
Ce geste politique, posé par dix signataires parmi les plus brillants esprits de la création québécoise contemporaine, s'affiche comme une déclaration d'intention commune : "La création interactive", écrivent-ils, "n’est pas une déclinaison d’une autre forme d'expression".
Si le rapport du GTEC ne comprenait aucune mention du numérique, la nouvelle présidente de la SODEC, Monique Simard, semble soucieuse de renverser la vapeur. Dans un entretien paru dans La Presse le 25 janvier 2014, Simard mentionne le numérique plus que tout autre enjeu. "Ce serait la catastrophe si le Québec ratait le virage numérique" affirme-t-elle, rappelant le rapport des 13 étonnés, un document qui, malgré ses insuffisances, avait le mérite d'avancer certaines pistes de réflexion.
En dépit de ces considérations, la perspective de Simard semble demeurer dans un rapport d'étrangeté au phénomène lui-même ; "les disciplines de création sont confrontées aux défis du numérique", dit-elle. Est-ce dire que le numérique n'est pas une discipline sui generis comme en appelaient de leurs voeux les auteurs du manifeste ? Il est probable que l'entretien publié par La Presse, ainsi décontextualisé, ne nous permette pas de saisir toute la subtilité de la transformation à venir au sein du financement et du développement des entreprises culturelles. Mais la question vaut la peine d'être posée.
Directrice du programme français de l'Office National du Film (ONF) de 2008 à 2013, Monique Simard arrive à la SODEC forte d'un quinquennat marqué de nombreux succès et une réflexion d'avant-garde sur ces enjeux. Le plan stratégique 2013-2018 de l'ONF, rendu disponible à l'automne 2013, posait les bases de cette projection dans le domaine de la culture cinématographique et télévisuelle: "L’œuvre interactive n’est plus diffusée sur une plateforme dont elle serait distincte; en fait, la plateforme est aussi l’œuvre, tout comme une nouvelle œuvre architecturale constitue un acte créateur en soi".
Désigner ainsi le numérique constitue un premier pas dans la transformation des structures institutionnelles qui veillent à l'avancement de la culture, au Québec et ailleurs. Car le risque de s'enfermer dans le numérique comme adjectif, pour paraphraser le document de l'ONF, est celui du "prolongement numérique de l’ère télévisuelle", alors que le numérique comme phénomène autonome porte la promesse de nouvelles possibilités, de nouveaux espaces, "dans le cadre d’un rapport au monde radicalement différent."
Nous sommes mûrs, écrit Martin Lessard, pour un "changement de cycle". Et si ce ne sera assurément pas à coup de politiques et de régies top-down que nous parviendrons à faire du numérique un moteur de développement économique et culturel, il est rassurant de constater que ces discours commencent à trouver écho en haut lieu. C'est maintenant à nous, êtres pensants et actifs dans ces univers pour l'instant parallèles, de "donner des mots au monde qui vient", afin qu'on attribue enfin aux nouvelles écritures, leurs lettres de noblesse.
Ce billet a été approfondi lors d'un échange avec Martin Lessard sous la bannière M2. Le tout sur zeroseconde.com.
Images : Open Doc Lab, MIT ; Gabrielle Lalonde, nouvelles écritures.