Apple au sommet, une construction collective du sens?
Nous apprenions en septembre que selon le classement de la société Interbrand, la marque Apple avait de manière évidente détrônée celle qui occupait depuis longtemps le sommet du palmarès, soit Coca Cola. La chute (en position relative) du géant de l'eau sucrée gazéifiée est telle que, toujours selon le palmarès Interbrand, l'entreprise figurerait désormais en 3e place, derrière Google et à peine devant IBM. Ces classements sont établis par le géant mondial du conseil en branding en fonction de considérations complexes qui intègrent les notions de protection juridique, de séparabilité de la marque et des activités, de sa capacité à générer des revenus par-delà sa gamme de produits et de la liquidité des actifs de l'entreprise. Bref.
Au même moment, ironiquement, le Huffington Post titre et se questionne profondément (sic) sur la perte de vitesse de la marque Apple. L'analyse technico-qualitative d'une superficialité déroutante que propose le média américain arrive à cette conclusion en examinant les ventes du dernier trimestre des tablettes Android… qui apparemment, sont en croissance par rapport à la marque à la pomme (vu son titre, l'article a probablement généré beaucoup de clics… restons-en là).
Ici, deux conceptions s'opposent. Elles représentent, en quelque sorte, deux visions du monde qui ont maille à partir depuis le déclin de la perspective "autoritariste" sur les marques. En effet, les transformations profondes qui affectent l'univers de la communication ont modifié substantiellement la nature même de la marque ; un fait que des auteurs avant-gardistes comme Pierre Balloffet décrivent comme constituant un renversement, de la marque comme sujet à la marque comme objet.
Dans un article datant de 2010 et méritant d'être relu attentivement, le chercheur explique combien cet exercice subtil de "mise en scène" de la marque devenue objet ne peut faire l'économie de la construction collaborative du sens. Faisant hommage à la complexité inhérente de la marque comme artéfact intermédiaire, celle-ci devient objet frontière entre différents points de vue: "une marque permet de situer l'objet […] parmi une constellation d'autres objets associés", écrit Balloffet. Elle n'est donc plus imposée ou définie en amont (ni même, dirait-on, définissable en amont), mais sujette à des négociations incessantes, à une appropriation éclatée, globalement indéchiffrable, mais mille fois contextualisée, et donc "émergente".
Lorsqu'Apple dépasse Coca Cola, cela témoigne en quelque sorte du triomphe de l'adéquation réussie entre d'éminents producteurs de bricoles électroniques et l'ensemble des contextes où ces objets – cet objet qu'est la marque tel qu'il s'incarne dans ceux-ci – est porteur de sens, d'usage, d'une promesse. Une telle posture ne peut être spoliée par la jalouse interprétation qu'en font les uns et les autres. L'apogée d'Apple constitue en quelque sorte, paradoxalement, celle de tous ceux et celles qui l'ont fait vivre, en l'acclamant et en la dénigrant. Cela, il faut le reconnaître, n'est "ni dommage, ni pas dommage", mais devrait plutôt nous inciter à nous interroger sur ce que cela dit sur notre époque, et sur la capacité manifeste de certains de captiver nos esprits, nos êtres et nos envies.